« LE SILENCE DU FLEUVE » René TROIN, SITE « CRAPAUDS ET ROSSIGNOLS »

Le 19 décembre dernier, Jean-Pierre Lang (oui, le parolier des Corons), invité de l’émission U Caffé sur France 3 Corse-ViaStella, faisait ce rappel utile : ceux que l’on nomme, par convention ou par facilité, « auteurs-compositeurs-interprètes » n’assument pas toujours ces trois rôles. Et de citer Brel, qui confia à Jean Corti ou à Gérard Jouannest le soin de mettre nombre de ses textes en musique. Il aurait tout aussi bien pu rappeler que Brassens et Béart (pour s’en tenir aux « grands B ») avaient emprunté quelques paroles à des poètes… Tout ça pour dire que Michel Boutet est de ces auteurs-compositeurs-interprètes capables de déléguer quand il le faut.

A Cyril C. Sarot, pour commencer, qui apporte ici quatre textes. Je connaissais et appréciais ses réflexions sur la chanson*. Eh bien, dans l’action, il n’est pas mal non plus, qu’il gratte dans le quotidien au couteau et à vif (« Paraît […] / Que ça s’rait la crise en ce moment / Y a qu’à voir, même dans l’ bâtiment / Au milieu des gravats / Paraît qu’on manque de bras ») ou se coule dans la veine nostalgique (« Moi mon copain de la caboche / C’était l’ meilleur à la récré / Inattrapable à chat perché / Mais bon pour lui c’était fastoche »).

Michel Boutet, de son côté, croque une figure de bistrot (Staline valse), tisse la fibre paternelle (Tes quatre saisons), chante le désenchantement (Le Silence du fleuve), accorde une pochade à un sujet qui ne mérite pas davantage (La Manouf pour tiss) et culmine en auscultant l’amour en fuite ou disparu (Barcelone et Partie loin composent un triste et doux diptyque).
Pour les musiques, il n’en cède que trois. Une à Jean-Michel Piton – un collègue. Une à Jean-Pierre Niobé, qui professe qu’une chanson ne vaut que s’il y a de la trompette dedans – on guettera donc l’irruption de la sienne dans Tout s’ mérite. Une, enfin, à Jeanne Montembault, laquelle n’avait que quinze ans lorsqu’elle a remis sa partition – c’est pas joli-joli de faire travailler les enfants, mais le résultat est bien beau, alors on fermera les yeux pour écouter La Petite Italienne.

Les arrangeurs aussi sont trois, et chacun a sa couleur. Chez Lionel Dudognon, les guitares acoustiques dominent ; chez Jacques Montembault, ce sont le piano et les cordes ; et chez Jean-Pierre Niobé, les cuivres… on s’en doutait. Par-dessus, court la voix du chanteur, avec dedans juste ce qu’il faut de voile et d’alluvions pour n’être pas trop belle.
Une évidence s’impose au fil des écoutes : ce disque sonne largement au-dessus de ses moyens – je n’ai pas les factures, mais enregistrer à Montamisé (Vienne) et Briollay (Maine-et-Loire) avant de mixer et de masteriser à Nantes (Loire-Atlantique), ça coûte à coup sûr moins cher que de trimballer ses bandes ou ses fichiers de Paris à Los Angeles en passant par Londres.
Ses allers-retours, Michel Boutet se contente de les faire entre un Greenwich Village mythique (picking d’acier sur A c’ qui paraît) et une rive gauche qui ne néglige pas la musique. Les deux traditions se rejoignent dans Le Silence du fleuve. En écoutant cette chanson qui les résume toutes et donne son titre à l’album, j’ai soudain réalisé que Michel Boutet, c’est, en quelque sorte, un Maxime Le Forestier avec des vertèbres. Je peux pas mieux faire comme compliment.

René Troin

* Cyril C. Sarot est l’un des collaborateurs réguliers du journal en ligne Reims Oreille.